VI

C'est l'histoire que nous faisons aujourd'hui, murmura pensivement M. Robert...

Il ouvrit un livre et pendant quelques minutes se recueillit... Je connaissais ce rite depuis quelques jours que j'étais à Douce-France... Mais oui quinze jours que je vivais traqué... tout ce que je souffrais remontait à ma mémoire, l'arrivée, les premières classes et surtout, torturant, ce besoin de solitude... de tous les supplices qu'on impose à l'enfance c'est l'un des pires, cette cohabitation, cette promiscuité perpétuelle des camarades que l'on hait... Les bois étaient bien beau cet automne. J'aimais ces allées encore sombres mais que déjà jonchait un odorant tapis de feuilles mortes. Des branches pendaient dans le soleil. On n'en voyait pas les brindilles, les feuilles d'or semblaient flotter dans l'air... Qu'ils étaient beaux ces aunes, qu'en ce moment je voyais par la fenêtre... Pourquoi à chaque carrefour des allées un élève se moquait-il de moi. Pourquoi m'emplissait-on le con de feuilles boueuses, me roulait-on dans les ruisseaux ? Souffrir ce n'était rien, mais ne plus goûter la paix divine de ce parc à l'automne, un instant, au milieu de la classe, je crus défaillir de tristesse.

M. Robert enfin parlait...

« Voyez-vous, disait-il, nous ne saurions entre de plein pied dans les temps modernes ; je dois auparavant vous rappeler – brièvement – ce que fut le Moyen-Age... que vous voyiez la différence, que vous comprendriez la Renaissance... Le miracle italien, la découverte de l'antiquité... »

Au nom de Moyen-Age mon cœur avait tressailli... que de fois cet été mon oncle m'avait parlé du Moyen-Age, - « Il ne faut pas, me disait-il, considérer le Moyen-Age comme une époque isolée, il part de l'antiquité pour aboutir à la Renaissance, il hérite de l'antiquité et la Renaissance pillera cet héritage... Ce ne sont pas trois colonnes exhumées en Italie qui ont permis à nos pères de comprendre Platon, Sénèque ou Marc-Aurèle ; c'est la tradition des monastères ».

Je me rappelle, nous marchions sur la lande, par un des soirs les plus désolés du dernier été, la mer elle-même était triste, plus triste encore que la lande (aride trouée de roches grises). Nous marchions vite, fouettés de vent, - mon oncle semblait ivre d'un rêve intérieur qu'il projetait autour de lui, c'était à lui-même qu'il parlait, je le suivais haletant, étourdi de me hausser jusqu'à lui, jusqu'à comprendre ce qu'il clamait.

Mais non, j'étais en classe, il fallait écouter ce que disait M. Robert...

« Le Moyen-Age fut une époque noire, horrible... Les seigneurs, violents et sanguinaires, vivaient au fond de leurs donjons d'où ils terrifiaient les campagnes... Le Moyen-Age fut la mort de toute culture... Qu'était devenu les raffinements de Rome... »

« Songe, me disait mon oncle, aux esprits qui conçurent les Cathédrales... Je ne te parle pas seulement de l'audace architecturale, mais quelle pureté de cœur et quelle hauteur d'intelligence pour en concevoir l'idée... tu te rappelle à Bourges cette nef – ton émotion d'enfant m'a convaincu à la fois de la profondeur et de la simplicité de cette idée.

« Despotisme absolu du seigneur, poursuivait M. Robert, je songe à ces enfants que l'on pendit pour avoir braconné des lapins... Que de gens – peut-être des inventeurs, de grands penseurs brûlés comme sorciers... Que de malheurs jetés au fond des oubliettes... La féodalité oppressait l'homme, le serf était attaché à la glèbe, on le vendait avec elle... Ce que fut cette époque nous frémissons d'y penser... »

« Jamais aucun rouage social n'atteignit à la perfection de la féodalité, poursuivait mon oncle, imagine le monde entier organisé, le Pape et l'Empereur, soutenant, comme des clefs de voûte l'admirable édifice des seigneurs et des vassaux... Des cuistres critiquent la féodalité, au nom d'une prétendue liberté... Bientôt on sentira la nécessité d'un retour vers le Moyen-Age, le syndicalisme en prépare la voie... »

« Je vous ai parlé du Moyen-Age, poursuivait M. Robert... Quittons ces sombres époques... La science... »

Quoi, tout ce que j'avais appris à aimer, n'allait-on pas le déchirer... Hélas ! dans cette école l'amour de ma mère, lui-même était une dérision... trois jours après la rentrée elle était venue me voir le soir en me demandant pourquoi elle ne s'installerait pas à la Verrerie ! La veille de mon départ mon oncle m'avait dit : « Tu vas prendre contact avec la vie. » Était-ce bien cela, la vie. Voir s'effondrer, heure par heure, tout ce que l'on aimait, entendre piétiner tout ce qui semblait tenir, était-ce bien cet interminable mémoire ? Vers quel néant ne soupirai-je pas ? Vrai, ce n'était pas la peine de poursuivre, mieux valait tout de suite mourir.

Les deux bras jetés sur la tête sans pudeur, je m'abandonnai à mon désespoir.